Pour comprendre la Biodanza, il faut connaître le concept de vivencia qui est à la base de sa méthodologie.
Le premier qui a fait des recherches sur le sens de la vivencia fut le philosophe historien allemand Wilhelm Dilthey ; il propose le concept exprimé par le terme allemand Erlebnis et le définit comme « quelque chose révélé dans le complexe psychique, donné dans l’expérience interne d’une façon de vivre la réalité pour un individu ». Les conceptions de W. Dilthey eurent une influence sur la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, sur l’ontologie de Martin Heidegger et sur la sociologie de Max Weber.
Dans la théorie de la Biodanza, j’ai redéfini le concept de vivencia comme une expérience vécue avec une grande intensité par un individu dans le moment présent, qui englobe la cénesthésie, les fonctions viscérales et émotionnelles. Les vivencia confèrent à l’expérience subjective de chaque individu la palpitante qualité existentielle du vécu « ici et maintenant ». J’ai défini les caractéristiques essentielles de la vivencia et j’ai structuré une méthodologie précise pour induire des vivencia ayant pour but l’intégration et le développement humain par la stimulation des fonctions archaïques de connexion à la vie, puisque la vivencia est l’expression psychique immédiate de ces fonctions.
La méthodologie de la Biodanza prévoit l’induction de vivencia d’intégration, à partir du moment où ceci implique une immédiate et profonde connexion avec soi-même. Pendant le déroulement d’un cours de Biodanza, ces vivencia se renforcent selon les modalités d’apprentissage stable de B.F. Skinner, puisqu'elles sont associées à des situations plaisantes (renforcement positif). En fait, Skinner soutient qu’un apprentissage se stabilise mieux en encourageant le positif plutôt qu’en châtiant le négatif. Le phénomène d’apprentissage englobe tout l’organisme et non seulement les fonctions corticales, puisque la perception des signifiés qui conditionnent l’existence peut avoir une influence sur les sphères émotionnelle et viscérale.
En Biodanza, ceci est donc proposé à trois niveaux : cognitif, vivenciel et viscéral, qui sont en lien de façon neurologique et peuvent se conditionner réciproquement, bien qu’ils possèdent également une forte autonomie.
Dans le cas où un apprentissage ne comprendrait pas tous ces trois niveaux, les comportements qui en découleraient seraient dissociés. Ainsi, par exemple, une personne peut penser rationnellement avoir le droit d’exercer librement sa propre sexualité, alors qu’elle peut éprouver émotionnellement de la peur ou de l’insécurité, et peut souffrir viscéralement de diarrhée nerveuse.
Les thérapies cognitives qui travaillent au niveau verbal se basent sur le parcours qui va des significations aux émotions. A mon avis, la compréhension des significations ne modifie pas les réponses immédiates face à la vie et n’a pas non plus d’influence dans le domaine de la décision. La Biodanza se base donc sur le parcours inverse : celui qui va des émotions aux significations. En Biodanza, la vivencia a la priorité méthodologique, bien que ne soient pas exclues les fonctions cognitives, la conscience et la pensée symbolique : les exercices sont destinés à priori à induire des vivencia et seulement après il reviendra à la conscience, à la façon d’un miroir, d’enregistrer et de dénoter les états internes évoqués. La vivencia a une valeur intrinsèque et un effet immédiat d’intégration, pour cela il n’est pas nécessaire qu’elle soit ensuite analysée au niveau de la conscience. En Biodanza, on propose une description des vivencia personnelles, au lieu d’expériences intérieures, sans analyse ou interprétation psychologique.
Caractéristiques de la vivencia
L’expérience de quarante années d’application du Système Biodanza m’a permis d’observer et d’individualiser les caractéristiques essentielles de la vivencia qui sont résumées ci-dessous :
Expression originaire
La vivencia est l’expression originaire de nous-mêmes, de notre identité, antérieure à n’importe quelle élaboration symbolique ou rationnelle.
Antériorité à la conscience
La vivencia est une manifestation de l’être qui précède la conscience : la conscience de la vivencia peut être immédiate ou arriver dans un second moment. Dans le processus d’intégration de l’identité et d’expressions des potentialités génétiques, la vivencia a donc la priorité sur la conscience.
Spontanéité
Comme l’eau qui jaillit d’une source, la vivencia surgit avec spontanéité et fraîcheur ; elle a la qualité de l’originaire. La vivencia n’est pas soumise au contrôle de la conscience : elle peut être « évoquée », mais non directement de la volonté.
Subjectivité
La vivencia est subjective ; elle se manifeste à partir de l’identité. Les vivencia que chaque personne expérimente sont uniques, intimes et souvent inexprimables.
Intensité variable
L’intensité de la vivencia peut varier selon le niveau de connexion à soi-même et selon la qualité du stimulus qui la produit. Dans la mesure où l’activité consciente de contrôle et de vigilance diminue, l’intensité de la vivencia augmente.
Temporalité
La vivencia est passagère. Elle se manifeste dans le moment présent et est une expérience de « genèse actuelle », dans le sens du concept proposé par Alfred Awersperg pour se référer à la création continue de vie qui se vérifie dans les organismes vivants.
Emotionnalité
La vivencia donne souvent origine à des émotions.
Dimension cénesthésique
La vivencia est toujours accompagnée de sensations cénesthésiques et englobe tout l’organisme. Selon mon hypothèse, elle est la voie d’accès à l’inconscient vital.
Dimension ontologique
La vivencia offre une connaissance intime absolue, connectée à l’être et à la perception d’être vivant. Elle a donc une qualité ontologique.
Dimension psychosomatique
La vivencia est le point de conjonction de l’unité psychosomatique, laquelle est en relation avec le processus de transmutation du psychique en organique et de l’organique en psychique. Il y a des vivencia qui produisent une désorganisation et, par conséquent, des troubles au niveau organique ou psychique, il y a au contraire des vivencia d’intégration qui favorisent une élévation du niveau de santé et de vitalité.
Vivencia, émotions, sentiments
Pour une meilleure compréhension théorique des expériences vécues pendant les sessions de Biodanza, il faut différencier les concepts de « vivencia », d’ « émotion » et de « sentiment » dont les frontières ne sont pas bien définies : pour cela, parfois, ils se confondent au sein de la complexité de l’âme humaine.
Vivencia
C’est une intense sensation de vivre « ici et maintenant », avec une forte composante cénesthésique. Les vivencia sont des expériences passagères (par exemple : vivencia de plénitude, de sécurité, de plaisir).
Emotion
C’est une réponse psychophysique, avec une participation corporelle totale, représentée par les impulsions internes de l’action. Les émotions ont une orientation centrifuge et une expressivité accentuée (par exemple : joie, colère, peur).
Sentiment
C’est une réponse plus élaborée à l’égard de la personne et du monde. Les sentiments sont durables dans le temps (mémoire), incluent la participation de la conscience, sont différenciés (préférence) ou ont un caractère symbolique (par exemple : amour, solidarité, bonheur).
Vers une épistémologie de la vivencia
Actuellement, la recherche sur la nature de la connaissance ne se limite pas au savoir rationnel, mais englobe aussi des aspects éthologiques, mystiques, et poétiques. Ceci signifie que les chemins pour atteindre la connaissance de la réalité sont multiples et peuvent inclure l’information émotionnelle et cénesthésique.
L’épistémologie développée à partir des études sur la perception par une approche logico-rationnelle devient limitée si on considère que la perception ne dépend pas seulement des organes des sens, mais aussi du contexte émotionnel de la perception même. Il n’est donc pas hasardeux de proposer que la vivencia, avec toutes ses connotations cénesthésiques, constitue un modèle d’exploration des origines de la connaissance.
La vivencia est une expérience inévitable qui nous communique un contenu précis de sensations et de perceptions et qui annule la distance entre ce qui se ressent et l’observation de sa propre sensation. Cette expérience implique une forme de connaissance qui, selon Merleau-Ponty, a une légitimité scientifique.
La vivencia peut donc être considérée comme une forme directe de connaissance, dont la « véracité » ne passe pas à travers la raison et dont les effets englobent tout notre être. A cette proposition, Michel Maffesoli assure que s’intéresser à la vivencia signifie enrichir le savoir, montrer qu’une connaissance digne de ce nom ne peut qu’être liée organiquement à son sujet, et reconnaître finalement que la passion, outre le fait d’avoir sa place dans la vie sociale, l’a aussi dans l’analyse qui propose de la comprendre.
Selon Eugenio Pintore, la fonction centrale de la vivencia en Biodanza permet de récupérer l’aspect expérimental du rapport connu, de dépasser la scission entre expérience et connaissance et de modifier l’idée même de science. La Biodanza propose une épistémologie et une théorie de la connaissance absolument novatrices, si pas carrément révolutionnaires, et le centre de cette « révolution » concerne essentiellement le concept de vivencia.
Une épistémologie basée sur la vivencia peut conduire, non seulement à une connaissance essentielle de la réalité, mais aussi à la sagesse qui consiste en la relation avec le monde, en l’intégration de l’être avec le cosmos. La Biodanza inaugure ainsi une forme d’accès extrêmement profond à la connaissance de soi et du monde par la vivencia.
Commentaires