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Éloge de la Danse par Carlos Pagés

J’ai lu quelques fois que Heidegger, peut-être en imitant les coutumes millénaires des derviches, avait l’habitude de penser en marchant en rond. L'écrivain britannique Brian Aldiss était un autre partisan de la réflexion en mouvement, lui qui pour créer la structure de ses histoires déambulait de manière erratique dans sa maison, descendant les escaliers et traversant le jardin. On raconte que sa concentration pendant ces traversées était tellement intense que si un membre de la maison lui parlait, Aldiss perdait complètement le fil de sa narration. C’est ainsi que, pour ne pas être interrompu pendant sa marche, il a commencé à mettre une casquette rouge pour signaler qu’il était plongé dans ses pensées.

 

La vérité est que cet après-midi, après avoir lu des articles que j'avais mis de côté, j'ai commencé à écrire une réponse à un commentaire que j'ai lu sur Internet. Le texte contenait des aspects théoriques et, même si j’avais envie d’écrire, je n’arrivais pas à organiser mes idées, je me perdis peu à peu dans les concepts et les mots. Comme je ne trouvais pas le chemin et commençais à m’endormir de répéter des clichés, je décidai qu’il était l’heure de poser le clavier et de me mettre à couper l’herbe sur le trottoir qui menaçait de se transformer en jungle.

 

Allant et venant ici et là avec la tondeuse, ramassant le câble au fur et à mesure et me perdant à moitié dans le ronronnement des lames qui tondaient la pelouse, j'ai commencé à penser beaucoup plus clairement. Je n’essayais pas de le faire, cela s’est simplement passé, naturellement. Au fur et à  mesure que je changeais de trajectoire, de nouvelles idées apparaissaient et j’ai tout de suite senti la folle impulsion de m’abandonner à la danse. Je l’associe à la folie parce bien que je sois habitué à danser en public, je n’arrivais pas à surmonter la gêne de le faire sur le trottoir, devant les voisins conservateurs du quartier pour qui, rien qu’au repos, je suis déjà quelqu’un de bien singulier.

 

Alors que le crépuscule tombait et qu'une légère brise soufflait, j'ai fait semblant d'arranger les longues pousses du genêt sur la haie, j'ai tourné le dos aux spectateurs, j'ai fermé les yeux et je me suis abandonné à la sensation de la brise sur ma peau et des feuilles dans mes mains. J'étais plongé dans une sensation pure lorsque toutes les idées ont commencé à apparaître ensemble, ordonnées en un discours parfait, fluide, précis, éloquent. Il ne me restait plus qu'à aller jusqu'au bureau, à m'asseoir devant le clavier et  à le taper, comme si quelqu'un me le dictait à l'oreille.

 

Après avoir mis le point final, je suis retourné à la tondeuse et au trottoir. Il n’y avait cependant plus d'idées ni de mots, seulement l'odeur de l'herbe humide, et une lune qui apparaissait timidement au-dessus d'un réverbère éteint.

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